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Treize heures trente.
Les rues de Portland sont quasi désertes tant le soleil s’acharne sur la moindre parcelle non ombragée. Les appétits cuits, les humeurs flâneuses évaporées, tout le monde se terre dans son bureau ou chez soi dans l’attente du crépuscule.
Quelque part en ville, le Chose s’active, ignorant l’oxygène brûlant qu’elle aspire, sans égard pour son corps suant, elle n’a pas une seconde à perdre. Déjà six grandes surfaces alimentaires qu’elle visite pour y déposer ses filles dans les étalages de fruits et légumes. Latrodectus, veuve noire, ou Atrax robustus. Dans ce dernier cas, c’est la mort assurée.
Dans l’une d’entre elles, le Chose passe devant le rayon des peluches. Une idée lui vient à l’esprit, une idée redoutable. Mais il y a un risque. Un enfant pourrait être victime de son piège.
Non, pas si elle met l’araignée en hauteur, sur les étagères les plus hautes, celles où seuls les adultes peuvent choisir et attraper la peluche de leur choix.
Sauf qu’un enfant pourrait assister à la scène et en être traumatisé...
Et alors ?
Que deviendra ce gosse ensuite ? Un homme ou une femme, comme les autres ! Il faut donner dans le sensationnel !
Oui, voilà. Theraphosa blondi, une mygale gigantesque, surnommée la Goliath d’Amérique du Sud, avec des poils urticants sur le corps qui se confondront parfaitement avec les animaux synthétiques. La Chose va la chercher dans sa voiture, parmi les nombreuses boîtes entreposées à l’arrière du véhicule. Cette mygale causera probablement plus de peur et de traumatisme que de mal – même si la Chose n’aimerait pas être celui ou celle qui se fera mordre par ces énormes crochets –, mais cela contribuera à la légende.
Bientôt la panique submergera la ville tout entière. Les gens sauront qu’ils ne sont en sécurité nulle part, pas même chez eux, ils n’oseront plus bouger dans leur propre maison, ils n’ouvriront plus leur courrier, n’iront plus faire leurs courses, ne prendront plus leur voiture, bientôt la rumeur se propagera, elle s’amplifiera sûrement, et ce sera le chaos.
A cette pensée, la Chose esquisse un sourire.
Sur ce visage fatigué, il ressemble davantage à une grimace.
La Chose a besoin de se reposer. Le corps et l’esprit.
Tout ça devient pénible. Elle n’en peut plus.
Elle serre les poings, elle a les larmes aux yeux.
Non, elle n’a pas le droit de s’arrêter ainsi. Continue ! hurle son âme. Mais au fond, tout au fond, il y a un enfant qui se blottit dans un angle de pénombre, et qui continue de pleurer.
La Chose agit mécaniquement, sans trop intellectualiser.
Allez, encore deux grands magasins et elle aura terminé.
Au passage, elle s’arrête entre les voitures sur les parkings ; avec cette chaleur, les gens ont laissé un petit espace ouvert tout en haut de leur fenêtre, pour faire entrer un peu d’air, au cas où, pendant qu’ils sont à leurs achats.
La Chose en profite, elle y glisse une petite surprise noire avec une tache rouge sur l’abdomen qui semble dire : « Danger de mort ! » et ça n’est pas tout à fait faux. Latrodectus menavodi.
À chaque galerie marchande qu’elle croise, elle s’arrête chez les vendeurs de chaussures. Il n’est pas difficile de déposer discrètement quelques araignées dans les modèles d’exposition, c’est sombre et confortable pour ses créatures, elles y seront bien et se dissimuleront tout au fond, dans l’attente qu’un pied vienne s’approcher d’elles, alors elles se sentiront agressées et mordront de toute leur fureur, injectant le venin hyper toxique dans leur victime.
La Chose n’a pas le temps de se rafraîchir, elle a encore beaucoup à faire, la journée va être longue.
Toutes les bouteilles de gaz sont chez elle, il ne reste plus qu’à les installer. La Chose a réussi à se procurer une arme à feu, qui normalement ne servira qu’une fois, une seule balle sera nécessaire, aujourd’hui, pour sa dernière journée.
Sa dernière journée...
Elle n’en peut plus.
Ce soir elle sera morte.
Elle l’a décidé.
*
**
Annabel et Brolin étaient arrêtés dans la petite bourgade de Cascade Locks, à moins de dix kilomètres à vol d’oiseau de l’ancienne base perdue dans les monts. La toute petite ville était coincée entre les gorges de la Columbia River, et les contreforts sauvages qui s’étendaient sans fin au sud. Une haute colline longiligne entièrement recouverte de forêt dominait la route. L’ancienne maison des Abbocan se trouvant quelque part là-dedans.
Annabel acheta des sandwichs à un vendeur qui semblait sur le point de faire un malaise dans la chaleur de sa cuisine, pendant que Brolin cherchait sur une carte comment monter jusqu’à la bâtisse. Comme beaucoup de scientifiques qui avaient travaillé pour cette base officieuse, les Abbocan s’étaient installés dans un endroit assez proche, et surtout à l’écart de la civilisation, pour éviter tout commérage inutile et toute surveillance.
Ils déjeunèrent dans l’herbe, sous l’ombre d’un sapin de Douglas.
Cela faisait vingt minutes que Brolin n’avait pas dit un mot lorsqu’il rompit enfin ce mutisme :
— Comment ça se passe depuis cet hiver ? Je veux dire, ton quotidien...
— Comme toi, je crois. Seule.
Elle s’empressa d’ajouter après un petit rire ironique :
— Mais pas malheureuse pour autant.
Brolin contempla au loin le flot tranquille de la Columbia et les falaises escarpées qui venaient se planter en son bord. Il savait que la jeune femme éprouvait une attirance ambiguë envers lui, le désir d’une amitié puissante ou peut-être plus... Qu’en était-il de ses sentiments à lui ? Était-il capable d’éprouver une émotion dense pour quelqu’un ? Pourquoi se sentait-il apaisé lorsqu’elle était là ? Il venait d’y réfléchir pendant de longues minutes. Et il avait fait le choix de s’exprimer :
— Annabel, ces trois dernières années, je me suis reconstruit à partir de vide, pour me protéger, j’ai rempli mon être de blancs pour ne plus souffrir. Et pourtant, à l’idée de bientôt te voir repartir, je crois que ton départ va me remplir d’une-absence, qui elle, sera douloureuse.
La jeune femme se figea. Jamais elle n’aurait pu imaginer Brolin avoir ces mots, c’était au-delà de l’image qu’elle s’était faite de lui.
Elle ouvrit la bouche, et aucun son n’en sortit.
— Nous avons chacun nos vides, nos absences, poursuivit le privé, et je crois qu’ils sont complémentaires...
— Qu’est-ce que tu es en train d’essayer de me dire ? Elle ne reconnaissait plus sa voix, fébrile et si faible.
— Je suis trop souvent focalisé sur un point précis, enchaîna-t-il, et le reste m’échappe, et toi justement, tu as ce sens du terrain, le pragmatisme de l’investigation, tu...
— Joshua, qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’on ferait de bons associés ?
— Je crois, oui...
Elle encaissa la nouvelle avec la puissance d’un train lancé à pleine vitesse. Fallait-il qu’il soit toujours imprévisible ? Et au-delà, était-ce exactement ce qu’il voulait, qu’elle vienne s’associer avec lui ? Il recherchait plus qu’une partenaire en elle, il souhaitait un rapprochement, une entente de tous les jours, atténuer leurs différences. Qu’ils ne partagent plus seulement les mêmes silences, mais le reste aussi.
Annabel posa sa main sur l’épaule du privé. Les yeux de la jeune femme s’abîmaient dans le paysage, quêtant une réponse improbable dans le pied des falaises lointaines.
Ce fut sa seule réponse.
Les branches basses glissèrent sur le pare-brise de la Mustang, et cette dernière déboucha dans une modeste clairière au milieu de laquelle trônait l’ancienne demeure du couple Abbocan.
La peinture avait disparu sur la maison, ne laissant que les lignes parallèles du bois usé et des fenêtres grises. La bâtisse était noire, une tache floue au milieu des hautes herbes palpitantes, semblable à une bête avachie, tournant le dos vers le sommet de la colline.
Un énorme corbeau, aussi gros qu’un poulet, sautillait devant le perron. Il tourna ses globes d’ébène vers les deux intrus qui sortaient de voiture.
— Avec un bon coup de tondeuse, de la peinture fraîche et six mois de ménage, ça peut être un coin sympa, commenta Annabel.
Elle s’étira et épongea son front humide avant d’attraper une bouteille d’eau et de s’en renverser sur tout le visage et les cheveux. Elle la tendit à Brolin qui la refusa.
— Allons jeter un coup d’œil à l’intérieur, dit-il.
En s’approchant, il inspecta le sol à la recherche de traces de pneus récentes. La terre était si sèche qu’elle ne marquait pas, c’était inutile.
— Il y a comme un chemin dans les hautes herbes, montra Annabel. Qui conduit à la porte.
Brolin, qui était plus avancé, désigna le sol du doigt.
— Il y a encore quelques dalles, c’est pour ça.
Le corbeau déplia ses ailes et s’envola en croassant.
— Depuis combien de temps la maison est-elle abandonnée ? interrogea la jeune femme.
— William Abbocan est mort en 1998, et sa femme était déjà internée depuis deux ans. Ça fait donc quatre ans qu’elle est comme ça. Mme Abbocan aurait dû revenir ici en 2001, lorsqu’elle est sortie de l’hôpital psychiatrique, mais ça n’est pas le cas. Elle n’a pas fait rétablir l’électricité, ni rien, en fait on a perdu sa trace presque aussitôt. Pourquoi ?
— Regarde les fenêtres, répondit Annabel, elles sont toutes intactes. Sales, certes, mais aucune n’est cassée.
Brolin monta les quatre marches du perron, jusqu’à la porte d’entrée.
— Personne n’est venu depuis quatre ans. Et des squatteurs dans la région, il ne doit pas y en avoir beaucoup, de toute façon ils ne doivent pas connaître l’existence de cette maison paumée dans les bois.
Annabel essuya l’eau qui gouttait depuis ses sourcils jusqu’à ses lèvres. Les seuls occupants de cet endroit avaient été un homme mort dans un accident et une femme folle, soupçonnée d’être une criminelle en série. Parfait ! se dit la jeune femme. Tout ce qu’il faut pour être à l’aise...
Brolin prit la petite trousse qu’il avait toujours sur lui, dans la poche arrière de son jean, et en tira un gant de latex qu’il enfila. De sa main gantée, il tourna la poignée de la porte.
— C’est fermé, dit-il. Tu sais crocheter une serrure ? Annabel secoua la tête.
— J’ai essayé une fois lors d’une intervention à New York, j’ai cassé mon instrument dans le trou et il a fallu tout démonter.
— Comme je suis aussi doué que toi, ça peut prendre un moment.
Et lui qui parlait de complémentarité il y a une heure ! songea Annabel en pouffant. Ils formaient un duo de choc !
Brolin rouvrit sa trousse pour en extraire deux tiges métalliques. Il s’accroupit devant la porte et tenta de violer le mécanisme.
— Je vais faire le tour de la propriété pendant que tu fais ça, d’accord ?
Déjà concentré, Brolin répondit d’un claquement de langue sur le palais.
Annabel marcha en direction de la forêt et de sa lisière, contournant un bouquet épais de ronces. Les insectes s’épanouissaient bruyamment. Toute une faune stridulait et bourdonnait dans ce royaume farouche.
Brolin avait bien choisit son moment pour proposer une association. Annabel lui en voulait. Il aurait pu aborder ce sujet avec plus de délicatesse, dans un contexte différent, dans la soirée par exemple... C’était bien lui. C’était une demande trop personnelle, il se mettait en position de danger en cas de refus, lui qui s’était construit une carapace pour éviter toute blessure de l’âme, il n’avait pu contenir sa demande plus longuement après avoir pris la décision d’en parler.
Que pouvait-elle faire maintenant ? Quitter New York, son travail, ses proches ? Pour trouver quoi ?
La ville et le boulot ne sont que des excuses, c’est l’enquête que tu aimes, le terrain, et détective privé c’est aussi ça... Les proches ? Elle n’avait guère plus que sa grand-mère, qui se ferait un plaisir de lui rendre des visites régulières. Non, concrètement l’idée n’était pas impossible.
Alors quoi ?
Le voulait-elle vraiment ? Que représentait Brolin pour elle ?
Outre son charisme et ce voile de mystère qu’il traînait dans son sillage ? Elle devait répondre à cette question, pour savoir ce qu’elle voulait vraiment.
La margelle en pierre d’un puits dépassait d’un conglomérat de feuilles étoilées. Annabel s’en approcha, pour se rendre compte qu’une plaque de bois vermoulu recouvrait le trou. Curieuse, elle prit appui sur une motte de terre et poussa de toutes ses forces sur le couvercle qui racla sur une dizaine de centimètres.
Une armée de cloportes se mit à courir sur le rebord.
Le puits n’était qu’un artifice de décoration, des pierres montées là pour faire joli, il n’y avait que de la terre à l’intérieur.
Annabel soupira et reprit son examen de la vaste friche, elle se déplaçait en repoussant de la main les herbes coupantes qui lui barraient le chemin.
Soudain, elle arrêta son geste en détectant du coin de l’œil une forme minuscule, presque en contact avec son doigt.
Une coccinelle.
Immédiatement, Annabel fit le lien avec la clairière, Eagle Creek 7. Là où le tueur déposait des veuves noires. Si c’était bien Constance Abbocan, alors elle pouvait être venue ici pour s’approprier les lieux comme elle l’avait fait avec la clairière, et y installer ses maudites araignées.
Elle se tourna. La maison lui semblait tout d’un coup assez éloignée, avec toute cette végétation à la population grouillante autour d’elle.
Ne pas paniquer. Après tout, ça n’était qu’un assemblage de suppositions.
De suppositions cohérentes.
Non, elle ne devait pas se laisser envahir par la peur. Il y avait très peu de chances pour que des veuves noires se trouvent ici, et encore moins pour qu’Annabel en touche une. Alors la probabilité qu’elle se fasse mordre...
Sauf qu’elle ne se sentait plus du tout sereine désormais. D’autant qu’elle portait une robe ample – ils étaient censés rencontrer des experts toute la journée, et Annabel avait pensé qu’une tenue agréable à regarder serait un atout supplémentaire.
Tu n’as qu’à réduire tes déplacements, au lieu de tout visiter, tu peux observer d’ici avant de rentrer rejoindre Brolin à l’intérieur...
Oui, elle n’avait qu’à faire ça et...
De là où elle se tenait, elle pouvait scruter une bonne portion du « jardin ». Et notamment une ouverture un peu trop marquée pour être naturelle dans l’orée de la forêt, juste au-dessus de la maison.
Il n’y avait pas de sentier reconnu à proximité, elle l’avait vu sur la carte de Brolin, ça ne pouvait être qu’une piste de quelques mètres.
Vers quoi ?
Annabel remonta sa robe sur ses jambes, il suffisait de bien regarder où elle mettait les pieds. Où conduisait ce sentier ?
L’intérieur de la maison ressemblait à ces musées historiques que l’on trouve en bord de route dans les petites villes. Tout un intérieur reconstitué dans les moindres détails et figé à jamais. C’était comme si William Abbocan était parti en vitesse un matin sans tout ranger en se disant qu’il le ferait à son retour, et qu’après sa mort, quelques heures plus tard, personne n’eût plus rien touché pendant quatre ans. Il y avait un bol et une cuillère dans l’évier, couverts d’un dépôt beige, et une boîte de corn flakes était renversée sur la table de la cuisine. Son contenu avait été vidé depuis longtemps par les rongeurs.
Les rayons du soleil traversaient les fenêtres en quelques endroits moins sales et poussiéreux, découpant dans le salon des triangles dorés. Les meubles étaient rares, la décoration Spartiate, sans vie et sans goût.
Des bottes de cow-boy étaient couchées dans le vestibule, toutes craquelées. Un fil de soie barrait l’entrée de l’une d’entre elles, vestige d’une araignée de passage. Ce qui, ici, n’avait rien de rassurant.
Brolin déambula dans les pièces, sans savoir ce qu’il cherchait exactement sinon à s’imprégner d’une atmosphère.
Tout était intact. On n’avait touché à rien au cours de ces dernières années, laissant les saisons s’approprier les murs, et les ombres y danser.
Brolin posa machinalement sa main non gantée sur la rambarde de l’escalier.
Il l’ôta brusquement.
Non pas qu’il ne devait pas laisser d’empreintes, bien que cela comptât, c’était surtout ce contact du bois froid qui l’avait surpris. Par association d’idées, il repensa à l’aspect extérieur de cette maison. Sombre, aux angles démultipliés par les jeux d’ombres.
Le bâtiment grinçait dans l’air chaud du jardin tandis que ses entrailles étaient aussi froides que celles d’un mort.
Brolin monta lentement les marches.
Une petite créature courut à l’étage, une souris s’enfuyant vers son abri. Elle ne devait pas avoir l’habitude d’être dérangée.
Joshua remarqua alors la décoloration sur le mur. Plusieurs rectangles plus clairs, les uns après les autres, épousant l’ascension des marches. Des cadres absents.
On avait décroché des gravures ou des photos. Brolin colla son nez dessus. Il était difficile de dire de quand cela datait. Six mois ? Un an ? D’après la couche de poussière, on pouvait supposer que l’opération avait été faite au cours des dix-huit derniers mois. Constance Abbocan.
Elle était revenue chercher les photos. Avec cet éclairage nouveau, Brolin se demanda si le manque de meubles et de décoration au rez-de-chaussée ne provenait pas du fait qu’on était venu se servir. Mme Abbocan avait pris ce dont elle avait besoin après être sortie de l’hôpital psychiatrique, pour s’installer ailleurs. Sous un autre nom ? Et si l’armée l’avait aidée dans cette démarche ? En remerciement de son travail et pour s’assurer qu’elle serait discrète.
Peut-être...
Brolin visita l’étage. Quatre pièces laissées en l’état.
Le lit dans la chambre n’était pas fait. L’odeur de renfermé était puissante, presque piquante.
Au pied d’une étagère, il trouva un livre renversé. Il se pencha et le saisit. La reliure avait mémorisé une position à force de pression, et les pages tournèrent toutes seules jusqu’à s’immobiliser sur des phrases à l’encre passée.
L’une d’entre elles était soulignée :
« L’homme est une corde tendue entre l’animal et le Surhomme, une corde au-dessus d’un abîme. »
Brolin la relut.
Il avait longuement cherché une réponse à ce qu’étaient les tueurs en série. Des centaines de formules incomplètes s’étaient succédé dans son esprit.
Il ferma les paupières un court moment, et remercia Constance Abbocan de lui avoir ouvert son âme.
Puis il reposa le livre sans prendre connaissance de son auteur, il s’intéressait davantage au lecteur, et Nietzsche retourna à la poussière.
Il n’y avait plus rien ici. Constance Abbocan était venue prendre tout ce qui la rattachait au passé. Tous les objets personnels, les photos, et même ses vêtements.
Il ne flottait plus en ces lieux qu’un acre parfum d’oubli.
Le sentier grimpait à flanc de colline.
Les racines et les branches le noyaient si bien qu’il disparaissait après quelques mètres. Personne ne l’avait emprunté depuis un bon moment, pas fréquemment en tout cas, songea Annabel.
Elle se pencha pour ramasser un bout de bois mort dont elle se servit pour soulever les amas de végétaux qui s’entassaient face à elle. Malgré l’attelle, la douleur de ses deux doigts brisés lui fit rapidement prendre le bâton de l’autre main.
La terre était un peu plus tassée sur un sillon d’une cinquantaine de centimètres de large, l’empreinte du sentier. Annabel procéda ainsi pendant dix minutes jusqu’à deviner un mouvement entre les arbres qui épousait le relief de la colline et semblait monter vers un gros rocher saillant.
Les oiseaux piaillaient de tronc en tronc, se répondant depuis les profondeurs de la croûte forestière.
Soudain, toutes les feuilles se mirent à bruisser sous le souffle d’une très légère brise. Annabel tourna sur elle-même pour admirer ce tremblement dans les arbres, c’était comme si la forêt tout entière était prise d’un sursaut.
Cette idée creusa une ride de malaise dans l’esprit de la jeune femme. Tout d’un coup, cette analogie ne lui plaisait plus. Qu’y avait-il au bout du sentier ? semblait répéter la nature.
Rien ! C’est toi qui donnes du sens à ce qui n’en a pas... contra la jeune femme.
Elle était décidément une vraie citadine.
Le rocher, couvert de mousse, s’érigeait à plus de quatre mètres. Annabel le contourna, suivant le lit de ce qui devait être le sentier.
Le spectacle qui s’offrit à elle était digne d’un film de Tim Burton.
La nature s’était développée en une véritable architecture alambiquée. Les racines d’un chêne poussant au sommet du talus sourdaient pour venir caresser le rocher de leurs doigts noueux, se transformant en arc, et même en voûte. Annabel s’approcha et entra dans ce corridor fermé d’un mur de terre d’un côté et de la haute pierre de l’autre. Bientôt le plafond de racines la surplomba.
L’ensemble se prolongeait sur plusieurs mètres, se coupant de la lumière du jour pour former une grotte à l’odeur d’humus et de champignon.
Le pied d’Annabel heurta un objet creux qui roula sur le sol.
Ses yeux commençaient à s’habituer à la pénombre.
Elle s’accroupit pour tâter de sa main intacte ce qu’elle supposait être un tas de branchettes, de quoi faire un feu.
Ses doigts se posèrent sur de la matière sèche et friable.
Elle palpa plus bas, sur le côté. Cela prenait la texture du cuir, un cuir rêche et racorni. Puis il y avait bien une petite branche, et une autre, parallèle, qui...
Annabel se releva précipitamment.
Elle saisit son bâton et fourragea dans le toit de racines afin de creuser un orifice qui laisse entrer un peu de lumière.
Elle recula et posa son regard sur ce qui dormait au fond de ce boyau.
Un squelette humain.
Il avait en partie brûlé, les vêtements avaient fondu à plusieurs endroits, il ne restait guère que la veste en cuir de reconnaissable. Les côtes de la cage thoracique saillaient en dessous, ce qu’Annabel avait pris pour de grosses brindilles.
Et alors... L’objet creux dans lequel elle avait buté était... un crâne qui avait roulé pour se renverser.
À présent, il fixait la jeune femme de ses orbites abyssales.
Annabel se força à inspirer profondément. Ça n’était pas la première fois qu’elle voyait un cadavre, encore moins un squelette. Il était là depuis assez longtemps pour ne plus contenir le moindre tissu organique, tout avait été rongé par les insectes et les animaux, aussi l’odeur était-elle quasi nulle, hormis cette fragrance de champignon.
Qui cela pouvait-il bien être ?
Elle se remit au niveau du corps et procéda à une analyse sommaire.
Le feu avait consumé tout le haut du corps de la victime, épargnant la portion inférieure, l’abdomen et le visage. C’était la décomposition et le travail des nécrophages qui avaient achevé de le nettoyer.
Les jambes et les avant-bras étaient collés, la victime devait être ligotée lorsqu’on l’avait brûlée.
Mais le pire était dans la position même du cadavre.
Recroquevillé. Comme pour échapper aux morsures du feu.
Il était très certainement vivant lorsqu’on l’avait embrasé.
Annabel espérait qu’il n’était alors pas conscient, tout en sachant que la douleur avait dû le ramener à lui avant la fin de son calvaire.
Du bout de son bâton, Annabel releva un peu le torse.
Elle avait participé à la macabre découverte, l’hiver précédent, d’un charnier lors de l’enquête sur la secte de Caliban, une multitude de squelettes ; elle en gardait quelques souvenirs d’identification.
Le bassin de celui-ci ressemblait davantage à celui d’une femme si sa mémoire était bonne, mais elle ne pouvait le certifier, elle n’était pas experte en anthropologie médico-légale.
En revanche, l’intérieur de la veste en cuir, sur le devant du torse, n’était pas trop abîmé. Et un angle de porte-cartes dépassait de la poche.
Annabel aventura sa main vers la poche intérieure, frôlant le sternum froid.
Un mille-pattes jaillit entre les côtes, il tomba sur le poignet de la jeune femme qui jura en secouant violemment son bras pour éjecter l’insecte. Le haut du squelette s’affaissa.
— Merde...
Cette fois elle réitéra l’opération, plus consciencieusement, et s’empara du porte-cartes. Elle s’étonna au passage d’avoir encore de la suie sur les doigts malgré l’apparente ancienneté du crime.
L’étui en cuir avait souffert également. Il ne restait rien de ce qui ressemblait à une carte de crédit fondue.
Cependant, la carte d’identité n’était pas totalement calcinée.
On pouvait y lire la fin d’une date de naissance et surtout, sur la ligne supérieure :
« ... NSTANCE – DEBORAH – AB... »
Annabel se laissa tomber, assise sur une petite pierre.
Il faudrait vérifier quel était le second prénom de Constance Abbocan, mais elle était déjà prête à parier qu’il s’agissait de Deborah.
Toute cette histoire prenait une tournure qu’elle n’aimait pas.
Elle qui avait cru, trois heures plus tôt, que tout serait résolu avant la soirée, était désormais habitée par le sentiment que le pire était peut-être à venir.
Soudain, une partie de la lumière disparut, et une silhouette se glissa dans la grotte, derrière Annabel.